Mémoire de l’esclavage : Réconciliation
Classé dans : comprendre-limyè-ba-yoLa grève générale qui paralysa les Antilles en 2009 démontra combien les sociétés domiennes étaient minées par d’inextricables problèmes économiques, sociaux et identitaires. Secrétaire d’État chargé de l’outremer de l’époque, Yves Jégo, déclara dans Le Nouvel Observateur du 25 février 2009 : « L’histoire et ses drames pèsent d’un poids très important dans ce conflit qui n’était pas seulement une crise du pouvoir d’achat, mais aussi une crise identitaire ». Par ces mots, il mettait en exergue le poids toujours prégnant de l’esclavage et de la colonisation dans la réalité économique et politique de ces pays.
Aujourd’hui, certaines associations conflictualisent la mémoire de l’esclavage en faisant miroiter l’obtention de réparations financières pour chaque descendant d’esclaves ou encore pour le paiement d’une dette qui assurerait l’indépendance des Antilles. Des revendications qui s’appuient sur un ressentiment antifrançais tenace.
La mémoire de l’esclavage colonial est une question politique majeure dont le traitement pèsera sur l’avenir des peuples d’outremer. Elle ne peut se résumer à des commémorations de l’abolition de l’esclavage, fussent-elles nationales comme celle du 10 mai. Les sociétés d’outremer ne s’en sortiront qu’en entamant un nécessaire et difficile travail de réconciliation. Ce travail doit se réaliser avec nous-mêmes – les descendants d’esclaves –, avec les descendants de colons, l’Afrique et la République.
C’est ce que nous avons expérimenté depuis 15 ans au sein du Comité Marche du 23 mai 1998 (CM98). Nous sommes partis du constat que la mémoire de l’esclavage était, chez la plupart des descendants d’esclaves, honteuse et douloureuse, à tel point que nos anciens nous interdisaient d’en parler . Grâce à des groupes de parole, nous avons réalisé que de nombreuses fractures de nos sociétés prenaient leurs sources dans cette histoire. Nous avons entamé un long travail de réhabilitation de la mémoire des victimes de l’esclavage en commençant par les considérer comme des parents dont il fallait honorer le souvenir .
Après la marche des 40 000 du 23 mai 1998, nous avons institué la journée du 23mai commémorant les victimes de l’esclavage. Dans les archives, nous avons retrouvé l’identité des aïeux esclaves de près de 80 % des Antillais (voir le site www.anchoukaj.org). Nous avons constaté combien ce travail apaisait le ressentiment et permettait aux Antillais de s’assumer comme des témoins de leur tragique histoire. Cette travail d’affiliation permettra de déboucher,nous l’espérons, sur la construction d’un tourisme mémoriel qui deviendra un axe majeur du développement économique et culturel de ces pays.
Ce développement ne pourra s’accomplir sans la nécessaire réconciliation de toutes les composantes ethniques de ces territoires. Les descendants de colons doivent faire l’effort de s’assumer également et pleinement comme des témoins de l’esclavage en donnant accès aux archives qu’ils possèdent et en mettant à disposition des autorités les terres sur lesquelles se trouvent des lieux de mémoire à réhabiliter.
Nous devons aussi nous réconcilier avec l’Afrique. Les Africains déportés ont raconté qu’ils avaient été vendus par leurs congénères. Jusqu’aujourd’hui, les Antillais souffrent de cette histoire. Nous devons comprendre que la traite et l’esclavage colonial ont été, avant tout, un vaste commerce impliquant les élites économiques et politiques européennes, africaines, arabes, indiennes et chinoises. Nous devons dépasser notre ressentiment. Car, même si nous ne sommes plus des Africains, nous avons l’Afrique en nous.
Enfin, nous ne pourrons bâtir nos sociétés dans une relation conflictuelle avec la République. Elle a été abolitionniste, mais elle est restée colonialiste. Elle a commencé son travail de mémoire en votant la loi du 30 juin 1983 officialisant les commémorations de l’abolition de l’esclavage. Elle l’a poursuivi en 2001 en promulguant le 21 mai 2001 la loi reconnaissant la traite et l’esclavage colonial comme crime contre l’humanité. Elle doit le continuer par la reconnaissance pleine et entière des dates commémoratives des 10 et 23 mai qui ne sont reconnues que par une circulaire. Elle doit soutenir les initiatives permettant aux descendants de sortir du ressentiment.
La réconciliation doit devenir un objectif politique majeur de la politique mémorielle de l’esclavage pour éviter que le ressentiment entraîne ces sociétés dans un gouffre sans fond.
Serge Romana (Professeur de médecine, Généticien, Président du CM98)
Article publié dans Le Monde.fr le 10/05/2013
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